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Pouvez-vous nous en dire plus sur qui vous êtes
et votre parcours professionnel ?
Bien sûr. Je suis né à Hong Kong
mais ai émigré très jeune avec mes parents en Nouvelle-Zélande.
J’ai fait mes études dans ce pays mais la plupart des gens sont
toujours surpris d’apprendre que je n’ai jamais étudié
le design. Après le Scots College, j’ai en effet étudié
le Droit et la gestion à la Victoria University où j’ai
décroché trois diplômes.
Mais j’ai toujours aimé les caractères typographiques,
même quand j’étais jeune. Ainsi à cinq ans, j’étais
fasciné par l’écriture, adolescent, j’étais très
favorablement impressionné par les linéales suisses. J’étais
toujours étudiant lorsque j’ai lancé en 1987 ma société,
Jack Yan & Associates (JY&A).
Je n’avais en effet aucune envie de distribuer des journaux ou travailler
dans un McDo. Il me semblait préférable de lancer ma propre
entreprise.
A la tête d’une société en forte croissance, j’ai
réalisé des travaux graphiques pour de nombreuses organisations,
de l’UNICEF à Knight-Ridder en passant par la Compagnie d’Electricité
de Nouvelle-Zélande ou encore la Commission Hillary (un organisme
d’activités sociales et sportives néo-zélandais).
Plus récemment, mon travail m’a ammené à travailler
sur le net : j’ai dessiné la version digitale du magazine CAP
en 1994 et ai lancé en 1997 Lucire,
un des magazines en ligne de mode les plus connus.
Le Yan Series 333 est-il votre première police
de caractères commerciale ?
La
réponse est oui. Dans mes jeunes années, j’ai fait de
la calligraphie et le Yan Series est la transposition numérique
de mon écriture manuscrite. C’est la raison pour laquelle ce
caractère comporte des imperfections que j’ai décidé
de conserver dans la version définitive. Le ’f’, ’ff’, ’fi’,
’fffi’ et ’ffl’ ont des jambages très différents par exemple.
Par voie de conséquence, il conserve cet aspect manuscrit tout
en restant très lisible une fois imprimé. Il est en train
de devenir très populaire et a été adopté
par de nombreuses agences de webdesign.
J’ai
travaillé sur le Yan Series à partir de 1987 mais
ne l’ai digitalisé qu’en 1993. Nous l’avons commercialisé
en 1994 avec le soutien de Precision
Type. Il n’a jamais eu vocation à être un caractère
de titrage : les taluts sont plutôt petits mais je l’utilise pour
écrire de manière très condensée. C’est
une reproduction fidèle de mon écriture. Peut-être
dan soixante-dix ans, quelqu’un le reprendra et l’arrangera, comme on
l’a fait avec l’écriture de Frank Lloyd Wright. Je pense que
ce serait plus intéressant comme projet, si on me le demandait.
Le JY Ætna est une relecture du caractère
utilisé par Alde Manuce pour le De Ætna du Cardinal Bembo.
Quel est le défi pour un créateur contemporain de recréer
un des plus fameux caractères de lhistoire de limprimerie
?
Trouver
des sources d’époque ! Je ne pouvais me permettre d’aller en
Italie et devait donc me contenter de reproductions. Quoiqu’il en soit,
cela a été suffisant pour mes besoins. Comme le Yan
333, je voulais conserver les imperfections : pas jusqu’aux extrêmes
de l’HTF Historical Allsorts de Heofler, mais assez pour rappeler
la typographie à chaud sur une image à 2400 dpi. Je n’avais
pas besoin de perfection, ni n’ai vu l’Ætna comme un substitut
aux travaux de Griffo (le graveur de caractère d’Alde Manuce)
ou de Monotype (qui a sorti dans les années 1930 sa propre interprétation
du caractère de Griffo, le Bembo).
Le second défi a été de compléter le caractère
par des signes qui n’existaient pas dans la police d’origine. Je pouvais
m’inspirer du Bembo, j’aurais été fou de l’ignorer.
Mais je voulais les redessiner dans l’esprit de l’original : Bembo
a été créé pour la typographie métallique
; j’avais la liberté que confère la numérisation.
Cela m’a donné la possibilité de retravailler les chiffres,
par exemple, en les redessinant comme Griffo aurait pu les graver et
les digitaliser.
J’ai également essayé d’innover en introduisant des imperfections
sans les rendre trop évidentes. Je pense que j’ai réussi
quand j’ai vu l’Ætna imprimé pour la première
fois.
J’ai été flatté de voir l’ITC Caslon en
1998 qui a été créé dans le même esprit
que l’Ætna. Comme ce dernier, il conserve certaines des
imperfections du modèle. Ce n’est pas du goût de tout le
monde mais j’apprécie la théorie qui soustend la relecture
d’un caractère.
Troisième défi, le caractère original ne possédait
pas d’italique. Je l’ai dessiné indépendemment, en m’inspirant
des gravures de Monotype et de Linotype, sans jamais les copier. J’ai
pris en considération des graisses et des proportions différentes.
Je l’ai donc dessiné sans référence aux versions
antérieures, pour éviter l’accusation de plagiat. Je connais
la relecture du Bodoni de Zuzana Licko, le Filosofia,
qui est une relecture moderne dessiné sans copier l’original
; l’italique de l’Ætna relève de la même démarche.
Le Filosofia est à la fois très différent
mais encore très proche du Bodoni ; je pense que l’Ætna
Italic possède des similarités avec le Bembo Italic
mais possède sa propre saveur.
Stanley Morison et la société Monotype
ont produit leur propre version de ce caractère, le Bembo. Quelles
sont les principales différences entre le Bembo et le JY Ætna
?
Leur
version était parfaite et vous pouvez le constater dans la version
digitalisée, basée (je crois) sur le dessin original en
corps 10. Il ne faut pas nier qu’il est très beau. Le mien est
consciemment imparfait. Pas seulement parce que les exemples originaux
à partir desquels j’ai travaillé était en corps
14 et que par voie de conséquence, l’Ætna a un meilleur
rendu dans ce corps. Mais, les jambages inférieurs et supérieurs
sont plus grands, plus contrastés, le caractère est plus
étroit et son oil plus petit. Finalement, Monotype modifia son
caractère en reprenant des excentricités et des
proportions qui se rapprochaient des standards de la typographie des
siècles précédents. J’ai au contraire essayé
de coller au plus près de ce que je voyais dans les spécimens.
Regardez attentivement le ’n’ et le ’r’ : dans le Bembo, ces
lettres possèdent des courbes élégantes et subtiles.
Mes courbes ne sont pas subtiles du tout : elles sont plus symétriques,
mais c’est ce que j’ai vu dans les impressions de Manuce et c’est ce
que j’ai dessiné.

Une de mes relectures préférées
est toujours le Bembo que Linotype produisit pour la vieille
Linotrons. J’ai utilisé récemment son plus proche cousin,
l’Aldine 401 de Bitstream, pour un projet de livre. Je l’ai combiné
avec l’Ætna et le résultat s’est révélé
probant. J’ai modifié grandement le caractère de Bitstream,
quoiqu’il en soit, en incorporant des chiffres elzéviriens basés
sur ceux de l’Ætna et ajouté également des
ligatures pour les doubles ’f’. J’ai préféré l’Aldine
401 de Bitstream au Bembo de Monotype à cause de son
’R’ court ; le dessin de Monotype possède en effet un long ’R’
qui rend difficile la composition régulière de textes
longs.
Quel est votre dernier projet ?
Mon dernier projet ? Je suis en train de travailler sur
une magnifique famille de linéales avec un designer d’Europe
du Sud. Elle devrait voir le jour dans quelques mois. Ma dernière
création est le JY Décennie Titling Italic.
J’avais dessiné le Décennie Titling sans italique
en 1997. En fait, Décennie Titling a été
principalement dessiné à partir de l’écran plus
que de dessins papier. Quoiqu’il en soit, je me suis rendu compte que
j’utilisais peu mon propre caractère parce que je n’avais pas
d’italique - et j’ai supposé que mes clients partageaient cette
attitude.
J’ai donc décidé au début de l’année 2000
de travailler sur ce projet. Je préparais des articles pour la
revue australienne Desktop sur les logiciels FontLab 3.0 pour
Mac et Fontographer 4.1 pour Windows. J’ai décidé d’écrire
un unique article en soumettant les deux logiciels à un travail
concret de création de caractères. C’est ainsi que Décennie
Titling Italic est un caractère abouti dans la mesure où
il a bénéficié des atouts des deux programmes.
Et je l’utilise beaucoup aujourd’hui ; c’est un de mes caractères
favoris.
La Nouvelle-Zélande est très loin de
lEurope. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les spécificités
du marché australasien des polices de caractères ?
C’est un marché étrange car de nombreuses
personnes préfèrent acheter des caractères étrangers.
Je ne connais pas beaucoup de sociétés régionales
qui ont décidé d’opter pour des caractères dessinés
localement pour leur communication institutionnelle. Ce n’est pas comme
en France où il existe une « conscience typographique nationale
» suffisante pour que Peugeot finance le développement
du caractère Lion. Ou bien comme en Allemagne où
des sociétés comme Audi utilisent un caractère
allemand (Rotis). Peut-être suis-je hypocrite puisque je
conduis une Citroën et une Opel Vectra !
Toutefois, il existe des exemples de caractères développés
spécifiquement. Jeremy Tankard a été employé
par Telstra, l’équivalent australien de France Telecom, pour
dessiner une famille de caractères ad hoc (Harmony). De
même, Décennie a d’abord été une commande
d’un journal australien. Mais ce sont les exceptions qui confirment
la règle.
Plus les gens prendront conscience de l’importance de la typographie
pour conférer une identité graphique à leur entreprise,
plus les créateurs de caractères auront du travail. J’ai
travaillé pour de nombreuses sociétés américaines
; je n’ai donc pas de problèmes de voir des designers étrangers
travailler pour des clients ici.
Les plus courageux qui travaillent avec des fonderies locales comme
Prototype
Font Design ou Type
[A] Digital Foundry sont souvent indépendants et petits.
Et je les félicite car ce sont eux qui font évoluer les
mentalités locales. Même aux Etats-Unis, beaucoup de mes
clients sont des créateurs indépendants. Techniquement,
ce que nous produisons est égal ou supérieur à
ce qui peut être produit outre-océan.
Un autre particularité est notre faible population qui explique
que nous n’ayons pas une grande association sur le modèle du
Type Directors’ Club pour promouvoir la typographie locale. Il y a eu
des efforts notables pour promouvoir la typographie aux antipodes, dont
la séries de livres « QWERTY » de Stephen Banham
et ma propre action auprès de la communauté de la création
de caractères via mes contacts internationaux. Toutefois, ces
tentatives sont encore sporadiques et pas toujours organisée.
Je remercie le revue Desktop de me laisser écrire régulièrement
dans ses colonnes sur la typographie. Je pense que cela contribue à
sensibiliser la scène locale et mon propre cas mis à part,
j’essaye d’écrire régulièrement sur les créateurs
locaux comme Lewis Tsalis, Monib Madhavi et Damien Mair.
Vous êtes le contact média de Typeright
en dehors des Etats-Unis et membre du Conseil dadministration
de cette organisation. Pouvez-vous nous expliquer le but de cette dernière
et pourquoi vous êtes si impliqué dans cette cause ?
Nous
nous sommes organisés pour que le dessin de caractère
typographique soit considéré comme une propriété
intellectuelle à part entière. Le projet est plus détaillé
sur notre site
mais c’était notre but essentiel lorsque nous (Brian Willson,
Zuzana Licko, Clive Bruton, Chris MacGregor, Ralph Smith, Don Hosek,
Don Synstelien, Si Daniel et moi - j’espère que je n’ai oublié
personne) avons fondé Typeright.
J’étais, tout comme mes collègues américains, ennuyé
par cette anomalie légale qui fait que le dessin d’un caractère
ne puisse relever de la loi sur les droits d’auteur, alors qu’il l’est
dans tous les autres pays.
Ayant étudié le Droit et ayant brillament réussi
mes cours traitant de la propriété intellectuelle, je
pensais pouvoir être utile à la cause.
Il y avait assez de précédents aux Etats-Unis pour que
les polices de caractères puissent être protégées
: le parallèle le plus évident est à faire avec
la musique. Un des arguments les plus répandus est qu’ «
il n’est pas possible de protéger l’alphabet ! ». Mais
personne ne demande cela. Nous cherchons juste à protéger
des versions spécifiques et originales de l’alphabet. Si on suivait
cet argument, on ne pourrait pas non plus protéger les chansons
parce qu’elle utilisent toutes les mêmes notes. Pourtant la musique
relève du droit d’auteur. Les compositeurs utilisent les mêmes
notes, mais leur création est unique.
Cette situation était surtout valable avant le jugement du juge
Whyte dans le cas Adobe et Emigre vs Southern Software et Paul King,
qui a fait grandement avancer notre cause. Bien que le statut des polices
de caractères aux Etats-Unis n’ait pas été substantiellement
réécrit, le Juge Whyte est allé aussi loin, d’après
moi, que le système judiciaire le permet pour protéger
ces créations artistiques. Je pense que les juges à l’avenir
qui ajouteront leur grain de sel à ce statut reliront la décision
du Juge Whyte dans l’esprit de ce dernier et trancheront en faveur du
détenteur des droits.
Il reste toutefois de nombreuses mécompréhensions à
propos des caractères typographiques. De nombreuses personnes
continuent de les pirater sans savoir qu’elles sont protégées,
donc nous n’avons pas fini notre travail. Nous recevons également
de nombreuses questions intéressantes de la part d’utilisateurs
désireux de plus d’information sur le droit d’auteur. Tant que
la confusion persistera, je pense que je resterai engagé avec
Typeright.

Articles associés: Décennie,
portrait de caractère & un article de présentation
de Typeright (Août
2000).
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