|
|
Fils,
petit-fils, arrière-petit-fils de typographes, qu’aurait-il fallu
que je fasse, moi enfant de la balle*, devant une casse : cette drôle
de boîte plate compartimentée en petites cases servant
à recevoir des centaines de lettres en plomb savamment rangées
dans un ordre que seuls les typos connaissent. un secret quoi ! J’appris
donc le métier, encadré par un vieux typo ; cigarette
roulée et collée au bec, donnant quelquefois des coups
de pied au cul quand le poêle à charbon n’était
pas bourré le soir. (des fois y avait pas que le poêle).
Un bourreur de lignes en quelque sorte.
J’avais la main gauche fébrilement contractée sur le composteur
en métal, essayant maladroitement d’aligner des morceaux de plomb
qui rassemblés entre eux devaient former une ligne, puis deux,
puis trois. Ces mêmes lignes, qui une fois liées entre-elles
étaient déposées délicatement dans une galée
ou un violon. Elles seraient plus tard serrées dans un châssis
les unes contre les autres et viendraient épouser le papier et
lui laisser leur empreinte à jamais, pour que vous puissiez :
LIRE. ah ! le beau et drôle de métier. Il fallait avoir
un certain cran pour lever la lettre.
Je me souviens des paquets entiers de lettres qui tombent, des casses
lourdes, des mauvais caractères qui s’entêtent à
ne pas vouloir rester debout, des plus joyeux qui me faisaient rêver
et qui s’appelaient : Vendôme, Chambord, Deauville,
Bodoni, Garamond, qui me faisaient frémir parfois
quand ils se transformaient en « horrible pâté, terreur
des ateliers de composition ».
Et cette odeur de plomb, dessence et dencre
mélangés...
Et cette odeur de plomb, d’essence et d’encre
mélangés, et ces vignettes qu’il fallait composer et assembler
pour former un dessin qu’on appelle aujourd’hui « logo ».
Que de temps passé amoureusement par mon père pour former
soit une danseuse, un moulin. Souvenirs de clichés en cuivre
ou en bois, finement ciselés que j’ai conservé et que
je frotte maintenant essayant de leur donner un éclat perdu.
Goût amer de mains sales, d’empreintes digitales usées
et encrées.
Puis un jour comme ça, sans crier gare, une souris vint se balader
dans les ateliers de typographie, on riait bien nous, les leveurs de
lettres. Certains ateliers l’adoptèrent, mais comment une souris
qui se prélasse devant un écran pouvait-elle grignoter
du plomb ? Ah ! cette bonne blague. Mais il paraît qu’elle était
sympa cette souris et qu’elle rendait bien des services. Bizarre, bizarre.
Ca se reproduit vite ces petites bêtes, même chez nous,
puis c’est pas bien méchant, on s’y attache même sans pinces.
Depuis on est devenus inséparables, elle m’a fait ranger tous
mes beaux caractères, mes casses, mes clichés, allez !
hop, au trou, au violon. Adieu pâtés, bonjour clavier,
écran, pouce, Mac, PC, logiciels X-Press, Adobe.
Un peu perdue ma fierté de typo puisque tout le monde croit qu’il
l’est, mais en cachette je lui fais des infidélités et
quelquefois quand la nostalgie me prend, j’ai encore la chance de retrouver
mes chères vieilles lettres recouvertes de poussière,
laissées là dans leur violon, je lustre mes clichés
en cuivre que j’expose crânement dans une casse et qui aiguise
la curiosité. Je pense que sans ces belles lettres en plomb reléguées
maintenant au musée, Bill Gates ou Steve Jobs ne seraient peut-être
pas devenus ce qu’ils sont. Ont-ils entendus parler des prestigieux
Vox, Thibaudeaux, Garamond, Jacno, Peignot, Frutiger...
Certes la composition, la mise en page, sont plus faciles et plus rapides,
notre métier est devenu ludique aux yeux du grand public, mais
il faut lire les ouvrages de M. Yves
Perrousseaux pour savoir que même devant un écran,
un clavier et une souris en main, l’art et les règles typographiques
existent, c’est vrai que l’on s’éclate, mais je suis persuadé
que tous les clavistes ou graphistes actuels devraient « tâter
un peu le plomb » avant de s’aventurer sur le clavier. Que d’incohérences
et d’aberrations typographiques ai-je déjà vu. Je me suis
rendu compte également que venant du « monde des typos
» je me suis mis relativement rapidement à cette nouvelle
technique, Il y a 10 ans maintenant. Mais dans 10 ans que nous réserve
encore cette petite souris. Je n’ai pas écrit ce petit texte
pour revenir en arrière mais simplement pour faire la connaissance
de typos comme moi qui ont été obligés de suivre
l’évolution de la typographie, d’entrer en contact avec mes «
frères** » afin de savoir comment cela s’est passé
pour eux.
Echanger nos impressions...
Combien sommes-nous de recyclés ?
Comment ont-ils maîtriser ce nouvel outil de travail et vécu
cette transformation du métier ? ça serait sympa de correspondre
ou d’échanger nos « impressions ».
Au fait, j’ai 43 ans, je m’appelle Daniel
Dufour et suis imprimeur à Auxi-le-Château dans le
Pas-de-Calais et ne pensez pas que je sois rédrograde, puisque
j’ai ma petite souris pour vous envoyer ce message.
* Ouvrier compositeur dont le père était
lui-même typographe, et qui, depuis son enfance, a eté
élevé dans limprimerie. Lorigine de cette
expression, qui est passée dans la langue vulgaire est assez
peu connue. Elle vient de ce que, avant linvention des rouleaux,
on se servait, pour encrer de tampons ou de balles.
** Typographe qui fait partie de la Société Typographique.
Un vrai frère est aussi celui qui ne refuse jamais de prendre
une tasse (un verre) et qui ne laisse jamais un autre vrai frère
dans lembarras.
|