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Pourquoi la typographie, plutôt que la mise
en page ou bien le graphisme en général ?
Ma
passion, c’est avant tout la typographie et son histoire, celle des
écritures, l’utilisation de caractères typographiques
en fonction des sujets à traiter. C’est aux Rencontres
internationales de Lure que j’ai attrapé ce virus. J’ai plutôt
une âme d’historien et pas du tout celle d’un créateur
d’avant garde, vous savez ceux qui font les modes ! Si je comprends
des créations de caractères comme ceux de Pierre di Sciullo
ou de Zuzana Licko chez Emigre, je n’ai aucune envie de les utiliser,
de la même façon que n’aimant pas la viande crue ou à
peine cuite, je n’empêche personne de se régaler d’un steak
tartare. C’est vrai que ma prédilection va aux caractères
récents s’inspirant des formes des siècles passés.
L’utilisation des caractères d’Éric
de Berranger, de Xavier Dupré, de Jean-François
Porchez, de Ladislas Mandel, par exemple, est pour moi une source
de grande joie, mais c’est sûr qu’ils ne conviennent pas particulièrement
à l’expression visuelle d’une manifestation de trial ou d’un
concert de hard rock. Mais il y a bien d’autres sujets à traiter
que ceux-là.
De fait, je ne suis pas un « créateur » graphique
avec des états d’âme d’« artiste ». Je n’ai
pas vraiment envie de réaliser des créations comme on
en montre dans les revues de graphisme. Ce qui m’intéresse avant
tout c’est de transmettre des informations et des connaissances typographiques
le plus clairement possible et au plus grand nombre, pas aux élites
professionnelles qui les connaissent déjà. Je suis bien
dans ma peau de typographe, d’utilisateur de caractères. Quand
j’ai trouvé une mise en page claire, nette, qui remplit son rôle
de confort de lecture, j’essaie de la reproduire dans d’autres configurations
similaires et non pas de me casser la tête à inventer une
autre mise en page pour « ne pas faire deux fois la même
chose ».
Et comme « qui se ressemble s’assemble », ce n’est pas par
hasard que des Gérard Blanchard, Ladislas Mandel, Adrian Frutiger,
René Ponot m’aient demandé de publier leurs ouvrages.
Ce sont des bouquins de typo, pas de graphisme. C’est ça qui
me plaît avant tout.
En quoi linformatique a-t-elle révolutionné
la typographie ?
Je ne pense pas qu’elle ait révolutionné
grand-chose. Le fond du problème reste toujours le même
: c’est l’outil qui a changé, pas le métier. Quoique.
L’outil informatique, c’est beaucoup plus pratique : quelle convivialité
de travail, quelle rapidité, quelle précision ! C’est
vrai que l’on peut réaliser des choses beaucoup plus précises
et des « jeux typographiques » (en jouant sur l’interlettrage,
l’interlignage, les flous, les superpositions, etc.) que les contraintes
techniques du plomb ne permettaient pas.
On peut même tricher avec les règles ancestrales. Comme
je suis pragmatique et pas du tout « fondamentaliste » (il
y a des graphistes qui vivent avec un pied à coulisse à
la main pour tout mesurer au poil près), je ne vois aucune raison
à ne pas profiter de ce que l’ordinateur rend possible. La typographie,
c’est avant tout, pour moi en tout cas, un résultat visuel global
qui demande parfois une succession de petites tricheries par rapport
aux règles de base (mais observez de près un livre de
la Renaissance, vous y trouverez également plein de petites tricheries).
Par exemple, dans un texte en colonne, dans un corps et une justification
donnés, parfois les coupures en fin de lignes et le gris typographique
tombent parfaitement bien, et parfois parfaitement mal. Il suffit alors
de modifier à peine (1 mm parfois) la justification pour que
le texte s’écoule bien. Optiquement, le lecteur ne voit rien.
Le puriste (ou le masochiste ?) me dira que « c’est défendu
». Par qui ? Pourquoi ? Entre choisir entre un gris typographique
pas très joli et une justification modifiée (mais très
légèrement, évidemment), je préfère
cette seconde façon.
En même temps, tu connais tous les grands typographes
« historiques » encore en vie, Adrian Frutiger en particulier
Non
pas tous, loin de là. Il se trouve qu’Adrian Frutiger me connaissait
par mes livres. Quand j’ai reçu une lettre de Suisse signée
de lui, j’ai d’abord cru à la blague d’un copain. Il me demandait
si je voulais être son éditeur pour le français.
Nous avons fait connaissance et avons tout de suite sympathisé.
C’est un homme très simple, dans le bon sens du terme, pas du
tout un prétentieux. Son ouverture d’esprit, sa culture typographique
sont étonnantes. On est loin d’un certain fanatisme de typographie
suisse internationale, qui n’est qu’un style graphique parmi les autres
et dont l’arrogance s’est quand même un peu calmée. Travailler
avec Adrian est agréable et nous nous comprenons bien. Il me
considère un peu comme un jeune frère.
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